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«Je regrette que tant de gens préfèrent dépenser toujours plus d’argent pour leur divertissement.»

Édition n° 103
Mars. 2014
Le plaisir et le risque

Entretien avec Chandra Kurt. Experte en vin célèbre, elle écrit des livres et des articles dans de nombreux journaux et magazines. Elle fume le cigare et plaide en faveur de la décélération et du plaisir conscient. Un entretien avec Chandra Kurt sur le luxe et le quotidien, sur l’ivresse et la réalité, sur la maximisation du profit et les limites d’alcoolémie, sur les labels bio et les vins bon marché.

spectra: Cette édition de «spectra» traite du plaisir – et des risques qui l’accompagnent. Quand, comment et à quoi trouvez-vous du plaisir?

Chandra Kurt: Pour moi, le plaisir est une attitude de principe, il est lié à une consommation consciente. Je prends le temps de trouver des produits aussi bons que possible, de bien manger, ou, en voyage, de trouver de beaux endroits. D’une manière générale, nous devrions ralentir le rythme lorsque nous consommons, lorsque nous mangeons et buvons. Alors, le plaisir pourra venir.  

L’origine d’un produit est-elle importante à vos yeux?

Oui, très. Le fait de connaître les racines d’un produit, avec sa région ou ses producteurs, transforme complètement la manière dont on le consomme, tout devient plus conscient.

Le plaisir est-il un luxe pour vous, à réserver pour des moments particuliers, ou plaidez-vous pour l’intégration du plaisir dans le quotidien?

La publicité suggère que le plaisir a un prix et, donc, que c’est un luxe. Mais, en principe, nous pouvons avoir du plaisir à tout moment. Il faut seulement prendre le temps et célébrer le plaisir consciemment. Ne serait-ce qu’en bannissant les gobelets en plastique et les assiettes en carton, et en privilégiant la belle vaisselle de porcelaine, qu’elle vienne de la grand-mère ou de la brocante. Il ne faut pas grand chose pour s’accorder chaque jour le prétendu luxe du plaisir. C’est juste une question de conscience et de temps que l’on s’accorde pour cela. La saucisse la plus banale achetée chez le boucher du village, accompagnée de pain du boulanger et du vin d’un vigneron local constituent déjà un repas de fête.

En tant que femme dans un milieu dominé par les hommes, pensez-vous qu’il existe un goût féminin et un goût masculin?

La perception du goût est une affaire de gènes, peu importe que l’on soit un homme ou une femme. Les asiatiques, par exemple, ont un goût beaucoup plus fin que nous. Je suis curieuse de savoir quand ils s’en rendront compte et comment ils utiliseront cette capacité, avec le vin notamment.

 «Je pense que les femmes sont moins impressionnées par les étiquettes que les hommes.»

Cela viendra certainement. D’une manière générale, je pense que les femmes sont moins impressionnées par les étiquettes que les hommes. Elles sont beaucoup plus franches et authentiques dans leur jugement gustatif. Les hommes, eux, succombent plus souvent aux labels.

Vous êtes une experte en vin et écrivez sur les vins. Comment vivez-vous l’ambivalence qui fait du vin, d’un côté, un produit culturel et de plaisir et, de l’autre, une substance qui conduit près de 300’000 personnes à la dépendance en Suisse, d’après les estimations?

Je discute souvent, avec des collègues, de la question de savoir ce qui conduit tout simplement les gens à boire de l’alcool. Pourquoi ce besoin d’ivresse, de fuite devant la réalité. Chaque fois, la conclusion est la même: c’est un besoin humain que les uns ressentent plus fortement que d’autres. L’alcool est pour moi une source d’inspiration aussi. Il peut augmenter le courage et la créativité, changer les idées, ou tout simplement détendre. Pour autant, il faut savoir où est la limite. Il ne sert à rien de fuir sans cesse la réalité. La réalité est plus importante que l’ivresse. Je suis contente, lorsque je peux contribuer à montrer les bons côtés de la consommation de vin et du plaisir. Tant que boire du vin reste associé à la culture de la gastronomie et à la convivialité, je pense que cela est positif. Mais il faut savoir que l’arbre peut cacher la forêt.  

Quels sont vos vins favoris personnels?

Je n’ai pas encore trouvé le vin idéal (rires), c’est pour cela que je continue à chercher.  Mais plus sérieusement: il existe tellement de vins différents dans le monde et des nouveaux apparaissent tous les jours. J’ai à cœur d’approcher différentes régions, d’apprendre à connaître les traditions et de découvrir des nouveautés. Mais si je devais emporter un seul vin sur une île déserte, ce serait certainement un français. La France est à mes yeux la plus grande nation en matière de vins, riche d’une longue expérience. Les Français sont très fiers de leur vin et ils font leurs affaires sans se laisser influencer. Je suis très francophile et j’aime aussi beaucoup le Chasselas de Suisse romande, même si, au début, il ne m’intéressait pas vraiment. Puis, avec l’expérience, j’ai appris à apprécier de temps en temps un bon Chasselas bien gouleyant.

Un bon vin doit-il être cher, et les vins bon marché sont-ils toujours moins bons?

Il serait faux de dire que tout ce qui est cher est bon et inversement. Il y a tellement de facteurs d’influence. Par exemple, un prix du terrain très élevé, ou très bon marché, se répercute aussi sur le prix du vin, quelle que soit la qualité de la vigne. La seule manière d’évaluer un vin sans a priori est de procéder à des tests à l’aveugle. Et même là, cela ne fonctionne pas forcément, parce que le vin n’est pas un produit industriel standardisé comme Cola ou Fanta. L’origine, le travail et bien d’autres choses jouent aussi un rôle dans le ressenti de la valeur et du goût. Plus on connaît de choses sur le vin, plus on l’apprécie. C’est mon expérience. Aujourd’hui, on peut avoir de bons vins pour peu d’argent. Le savoir en matière de vinification a beaucoup progressé dans le monde, de nombreux vignerons savent aujourd’hui comment produire de bons vins.

Existe-t-il des vins trop bon marché?

Oui, je publie le «Weinseller» depuis 16 ans. Dans ce livre, je décris l’assortiment de base des grands distributeurs. Il y a là des vins pour moins de cinq francs, achetés parfois en quantités impressionnantes, jusqu’à un million de bouteilles à des prix défiant toute concurrence.

«La réalité est plus importante que l’ivresse.»

Ce n’est pas une bonne chose. Le vin ne doit pas être trop bon marché, car il reste une boisson alcoolique. En Suisse, la situation n’est pas encore trop grave. On dépense ici en moyenne sept francs pour une bouteille de vin. En Allemagne, ce sont deux à trois francs.

La qualité générale du vin baisse-t-elle si la demande en vins bon marché est trop forte?

Oui, bien sûr. C’est comme pour tous les aliments. C’est tragique. Nous ingérons les aliments. Notre corps les absorbe. Il faut donc qu’ils aient la plus grande valeur possible. Et cela peut aussi avoir un prix!

Qu’en est-il des vins bio ou des produits porteurs d’autres labels de développement durable?

Ils sont toujours plus importants. Toutefois, les vins bio existent depuis très longtemps sans que les vignerons aient déclaré leur production comme telle. Pour eux, la production biologique est une évidence, ils n’ont jamais rien fait d’autre. Je trouve les vins bio bons, car lorsque la matière première est bonne, le produit final est bon aussi. Mais je ne pense pas que la production bio donne un vin meilleur au niveau du goût. Malheureusement, de nombreux labels bio sont un peu victimes de dilettantisme, ce qui est dommage, car l’œil participe aussi à la dégustation de vin. Personnellement j’apprécie que toujours plus de vignerons aient une meilleure conscience biologique et prennent davantage soin de la nature. Car finalement, nous y gagnons tous.  

Que pensez-vous des importations à grands frais de CO2 de vins en provenance de pays tels que l’Australie, le Chili, l’Argentine?

Tout n’est pas aussi franchement blanc ou noir. Je ne pense pas qu’une importation par bateau en provenance d’Amérique du Sud soit écologiquement beaucoup plus polluante qu’un transport par camion en provenance de Sicile. D’une manière générale, je trouve bien que la Suisse ait toujours été un marché très ouvert pour le vin. Cela renforce notre curiosité et aussi nos connaissances. Il est intéressant de voir ce que d’autres produisent au-delà des mers et des océans. Personnellement, je préfère boire des vins des pays voisins et, bien sûr aussi beaucoup de vins suisses. Par principe, je trouve que l’on doit soutenir son propre environnement.  

Comment voyez-vous évoluer le secteur du vin dans les prochaines années: par exemple, les bouchons de liège vont-ils disparaître?

Non, ils ne disparaîtront pas, mais on cherchera toujours plus d’alternatives. Car le vin qui a le goût de bouchon est un problème que l’on ne sait toujours pas résoudre. Il y aura aussi de nouveaux emballages, pour répondre à notre attrait du visuel. Il y a tellement de vins que, pour se démarquer, il faut trouver des emballages toujours plus sophistiqués. Je vois deux tendances fortement divergentes: d’une part, toujours plus de vins bio, donc de très bons vins naturels. D’autre part, des vins qui devront répondre au goût de la génération montante, familière des aliments et des boissons aux arômes artificiels, type Red Bull. Il faudra lui proposer des vins qui s’approchent des arômes artificiels intensifs qu’elle connaît. Il peut s’agir tout aussi bien de vins naturels, que de vins aromatisés, par exemple au chocolat. C’est en répondant à leur ressenti qu’il sera possible de gagner ces nouveaux amateurs de vin. Enfin, je pense aussi qu’il y aura davantage de vins moins alcoolisés. La Suisse est ici très bien placée, avec le Chasselas.

Au restaurant, on aime boire du bon vin, parfois en assez grande quantité. Mais il faut aussi rentrer chez soi sain et sauf. Que faire?

Je suis intraitable sur ce point: celui qui boit ne doit pas conduire. Il n’y a pas à hésiter.  

Comment aider les restaurateurs face au dilemme de la maximisation du profit et de la responsabilité?

En les conseillant mieux. Par exemple, en leur recommandant de proposer aussi des vins chers au verre et, bien sûr, d’en demander le juste prix. Autre possibilité, en particulier pour les restaurants en zone rurale: proposer un service de navettes ou un accord spécial avec une entreprise de taxis, car il serait dommage de moins sortir au restaurant uniquement pour une question de conduite. En effet, qu’y a-t-il de plus beau que de se faire servir en bonne compagnie des mets et des vins fins sans devoir ensuite ranger la cuisine.  
Les restaurateurs doivent savoir aussi que le vin donne soif. Plus on boit, plus on a soif. C’est très dangereux. Un restaurateur devrait toujours veiller à proposer suffisamment d’eau avec le vin.  

Les clients devraient-ils payer l’eau du robinet?

Non, je suis clairement contre. Je me demande si un restaurateur qui fait payer l’eau du robinet aime vraiment ses clients. Évidemment, on ne peut pas simplement s’asseoir dans un restaurant et ne boire qu’un verre d’eau. Mais si l’on mange quelque chose, je trouve mesquin de faire payer l’eau.

Que pensez-vous des campagnes de prévention de l’Office fédéral de la santé publique sur les thèmes du tabac et de l’alcool?

Je les trouve justes. C’est une bonne chose que l’État parle de consommation d’alcool et de tabac. Il faut freiner les abus. La question est comment le faire. Je ne crois pas aux interdictions ou aux augmentations de prix pour détourner de la consommation. L’important est de savoir qui l’on vise et comment atteindre ce groupe cible.

Quelles grandes différences régionales avez-vous identifiées en Suisse en matière de consommation de vin?

Je ne peux pas séjourner trop longtemps en Suisse romande (rires). L’apéro de 11 heures, le vin toujours accompagné de quelque chose à manger. Les Romands ont une attitude très libre avec le vin. Personnellement, je devrais d’abord m’habituer à cette consommation presque quotidienne. Le matin, je préfère encore le café au vin blanc. Nous les Suisse alémaniques, nous réservons le plaisir plutôt pour le week-end.  
Les Tessinois sont très axés sur leur Merlot et très fiers de leur région. Cela manque un peu aux Suisses alémaniques, qui boivent tout, sans a priori. Dans le fond, il y a mille manières d’apprécier le vin en Suisse, donc, il faut une communication différente pour chaque région linguistique. 

Les gens dépensent toujoursmoins pour manger, les dernières statistiques parlent de 6,8%, un plus bas record en comparaison internationale et historique. En 1945, c’était encore 35%. Pourquoi manger a-t-il si peu de valeur pour nous aujourd’hui?

Nous allons trop bien. Lorsque nous consommons des aliments de moindre qualité, nous ne ressentons pas immédiatement les effets des différences de qualité, mais seulement sur la durée. Il nous faut retrouver la conscience que notre corps est tout ce que nous possédons; un instrument merveilleux, sophistiqué, mais fragile, qui mérite ce qu’il y a de mieux, qu’il faut soigner et préserver. Je regrette que tant de gens préfèrent dépenser toujours plus d’argent pour leur divertissement et toujours moins pour une nourriture saine et goûteuse. Pour beaucoup, le divertissement est manifestement devenu plus important que l’entretien du corps. C’est grave. Dans mon travail, j’essaie de contrer cette tendance, en racontant des histoires sur le vin et en incitant les gens à rêver.

Les produits biologiques et autres aliments issus d’une production durable sont certes un peu plus chers mais, eu égard aux chiffres mentionnés plus haut, le budget ne devrait pas trop en souffrir …

Ce qui me réjouit, c’est que beaucoup de personnes jeunes achètent de manière très consciente. Mais il ne faut pas non plus sous-estimer le stress du quotidien et l’offre pléthorique de produits qui fait perdre la raison à beaucoup d’entre nous. Quelque part, je comprends que l’on puisse succomber au monde consumériste d’aujourd’hui.

Vous êtes aussi connue pour fumer le cigare, encore un monde dominé par les hommes. Rencontrez-vous, en tant que fumeuse, des résistances ou des préjugés?

J’ai toujours plus de peine à fumer en dehors de chez moi. Je connais presque tous les lounges d’hôtel dans les villes, où il est permis de fumer, et ils me connaissent aussi. D’ailleurs, le cigare n’a rien à voir avec la cigarette. Je n’ai jamais fumé de cigarette et je ne peux imager le faire un jour. Fumer le cigare est pour moi comme manger: je prends mon temps, je m’assois une demi-heure et je réfléchis. En ce sens, fumer le cigare est comme un rituel, un retour sur soi. C’est fantastique, ma méthode personnelle de relaxation.

Dans la plupart des cantons, on ne peut plus fumer que dehors ou dans des fumoirs séparés.

Ce qui est bien avec les fumoirs, c’est que ce sont très souvent des lounges confortables. Cette solution me convient, même s’il n’y en a que très peu. Dans le fond, je suis un esprit libre et je trouve que l’on devrait faire ce que l’on veut.

«Notre corps est tout ce que nous possédons; un instrument merveilleux, sophistiqué, mais fragile, qui mérite ce qu’il y a de mieux, qu’il faut soigner et préserver.»

Mais puisque vous parlez de protection: il faudrait peut-être aussi protéger les gens de boire trop de Cola. Chacun devrait trouver ce qui lui fait du bien et ce qui est mauvais. On parle toujours de plaisir conscient, de faire attention. Ce qu’il faut, c’est que chacun se prenne au sérieux et sache se protéger lui-même.  

On dit que les fumeurs ont un goût moins aiguisé. Ne craignez-vous pas que la consommation de tabac altère vos sens pour déguster le vin?

Si je fumais beaucoup, j’aurais cette crainte. Et il est vrai aussi que fumer est très mauvais pour les papilles. Mais je ne fume que quelques fois par semaine, et encore moins lorsque je suis à l’étranger, faute de possibilités, justement.

Que signifie la santé pour vous?

La santé est mon bien le plus précieux. Je suis responsable de moi-même. J’ai appris et compris très tôt que je dois faire attention à moi. Assez de sommeil, assez d’air frais, assez de repos et bien manger. Même si je reste longtemps assise à mon bureau et que je voyage beaucoup en avion.

Que faites-vous pour la prévention de votre propre santé?

Chacun doit trouver un équilibre pour savoir ce qui lui fait du bien. Par exemple, je n’aime pas le bruit. J’ai besoin de beaucoup de calme, je mange correctement et je bois correctement.  

La gastronomie n’est pas le meilleur exemple de prévention de la santé. Pression, stress et horaires de travail irréguliers conduisent très souvent à un mode de vie malsain et à la consommation de substances comme l’alcool, le tabac ou aussi la cocaïne.

Il faut être conscient que ce mode de vie a aussi un prix. C’est comme conduire vite en première. On surchauffe. D’où l’importance de trouver l’équilibre. Peut-être revient-il à l’entreprise d’organiser différemment le travail, peut-être faut-il s'entraider davantage. Hélas, la tendance générale est à une vie toujours plus malsaine, plus rapide, plus intense et marquée par la concurrence dans de nombreux domaines. Je ne sais pas si nous sommes armés pour cela. Nous avons besoin de calme pour trouver ce que nous supportons ou pas.

Notre interlocutrice

Chandra Kurt compte parmi les auteurs spécialisés dans le vin les plus célèbres de Suisse. Elle a publié de multiples ouvrages et écrit sur le vin pour de nombreux médias suisses et étrangers. Chandra Kurt est active au niveau international en tant que consultante en vin (p. ex.: Swiss International Air Lines). En 2006, elle a reçu le Sécateur d’or, un prix décerné pour la promotion de la vigne et du vin en Suisse. Elle a déjà créé deux lignes sous le label «Collection Chandra Kurt». Une troisième est prévue pour 2014.
Chandra Kurt est née en 1968 à Colombo/ Sri Lanka, où ses parents travaillaient pour la Smithsonian Institution.
Elle a passé son enfance en Asie et vit aujourd’hui à Zurich.  
www.chandrakurt.com

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